Depuis la manifestation anti-mondialisation de Seattle (1999), la tactique anarchiste du Black Bloc a acquis sa notoriété. Le développement d’une frange du mouvement altermondialiste qui ne recule pas devant l’action violente pose cependant une question: donnera-t-elle finalement naissance à de nouveaux groupes terroristes?
Ce site refuse la confusion des catégories. Précisons d’emblée que les développements dont il sera question ici, même s’ils présentent des aspects violents, ne sont pas du terrorisme. Mais peut-être devrions-nous dire: “pas encore”. Depuis quelque temps déjà, les experts s’inquiètent des risques de voir une frange terroriste émerger finalement de cette mouvance. Bien des éléments du contexte actuel seraient de nature à favoriser une telle radicalisation.
Une “promenade” du 1er mai 2003
Dans son édition du 2 mai 2003, le réputé quotidien zurichois Neue Zürcher Zeitung publie un reportage détaillé sur les activités des casseurs qui se mettent régulièrement à l’oeuvre dans cette ville et accompagnent maintenant de leurs déprédations chaque manifestation du 1er mai.
Edifiant reportage, illustré par une photographie d’activistes – pour la plupart masqués – en train de s’attaquer à une boutique Armani en plein centre ville. Conduites par des manifestants masqués du “Bloc révolutionnaire”, quelques centaines de personnes se rassemblent pour une manifestation non autorisée après la manifestation officielle du 1er mai. L’objectif est clairement de pousser la police à réagir, même si quelques pacifistes s’efforcent de s’interposer entre les deux “camps”. Bien entendu, selon un déroulement classique, des heurts finissent par se produire et la police se trouve amenée à intervenir.
Observation intéressante: les manifestants ne semblent pas tous d’accord entre eux, puisque des bagarres se produisent également dans leurs rangs. Manifestement, les motivations qui les animent ne les conduisent pas tous au même conclusion. Ainsi, rapporte le journaliste, lorsqu’une jeune femme masquée commence à s’en prendre à des voitures avec un marteau, certains de ses camarades se montrent mécontents parce qu’elle a choisi pour cible un véhicule bon marché, et non une voiture de luxe.
A plusieurs reprises, des policiers en civil ou des photographes sont, aussitôt repérés, physiquement attaqués par des manifestants masqués. Le reportage note aussi la présence, comme chaque année, de nombreux jeunes d’origine manifestement étrangère – qui viennent non en tant que membres du groupe, mais plutôt en tant que spectateurs.
Lorsque, dans la soirée, des manifestants violents qui tentent de quitter le centre en train sont interceptés par la police à nord de trains de banlieue, un certain nombre de jeunes spectateurs huent et sifflent les policiers.
Le lendemain, la police fait le bilan: plus de dégâts que l’année précédente, 88 personnes appréhendées, dont 69 de nationalité suisse (7 personnes d’origine balkanique, 4 Italiens, 3 Allemands, 2 Turcs…). Nombre d’entre eux se sont visiblement déplacés spécialement pour l’occasion, puisque seuls 32 d’entre eux résident dans le canton de Zurich. A noter aussi la moyenne d’âge: 5 ont moins de 15 ans (!), 33 entre 15 et 18 ans. Il n’y a que 7 personnes arrêtées âgées de plus de 25 ans.
La Neue Zürcher Zeitung (3-4 mai 2003) rappelle en livrant ce bilan que, jusqu’à maintenant, les poursuites contre les participants aux actions violentes qui suivent régulièrement la manifestation du 1er mai ont débouché sur des acquittements.
Quant au maire de Zurich, il livre au journal des commentaires qui peuvent laisser songeurs: il se montre heureux que le 1er mai 2003 se soit déroulé de façon “relativement pacifique” par rapport aux années précédentes et fait remarquer que le montant total des dégâts est resté assez modeste (200.000 francs suisses selon les premières estimations). Il se réjouit particulièrement de l’intervention des pacifistes qui ont tenté de s’interposer entre forces de l’ordre et activistes violents.
En fait, à lire de tels propos, on a l’impression que les violences qui accompagnent maintenant à Zurich et dans d’autres villes des manifestations du 1er mai sont presque normales, comme une fatalité avec laquelle il faudrait vivre. Il s’agit simplement de limiter les dégâts, et le fait que ceux-ci ne soient pas trop élevés est déjà considéré comme un succès.
Ce n’est pas l’aspect sécuritaire et le maintien de l’ordre face à une manifestation de ce genre qui retient l’attention du point de vue de ce site. Mais le développement de groupuscules d’activistes qui aiment le frisson de l’action violente oblige à s’interroger: où cela s’arrêtera-t-il? Ne sommes-nous pas en train d’assister à un phénomène analogue à celui qui a débouché lors des périodes précédentes sur la formation de noyaux terroristes? Cela fait quelques années que les analystes de plusieurs services de renseignement s’interrogent à ce sujet.
Certes, rien ne dit que des manifestants âgés de 15 ans soient les chefs des groupes terroristes des décennies prochaines: pour la plupart, cela ne représentera qu’un épisode adolescent. Mais les circonstances actuelles, avec les mobilisations qui se produisent autour du thème de la mondialisation notamment, paraissent favorables à des développements plus radicaux. En effet, un vaste milieu qui n’est pas lui-même violent, mais dont certains secteurs “comprennent” la violence (“justifiée” par la violence que revêtent inévitablement parfois les réactions policières dans des situations où les forces de l’ordre se trouvent soumises à une forte tension et agressées physiquement), pourrait bien représenter un milieu propice: il ne faut jamais oublier qu’un groupe terroriste a besoin aussi d’un environnement dans lequel il trouvera des sympathies.
Le phénomène du Black Bloc
Le courant que nous évoquons ici représente en fait une convergence d’une variété de thèmes: mobilisation prolétarienne dans la vieille ligne marxiste, anarchisme et pulsions libertaires, féminisme et lutte contre la société patriarcale, opposition à la mondialisation, antifascisme – et bien d’autres choses, y compris parfois aussi la libération animale. L’ensemble paraît plutôt hétéroclite, surtout si on le compare aux extrémismes de gauche antérieurs. Bien entendu, au sein de la mouvance, il existe des sous-groupes dont l’idéologie est clairement et même dogmatiquement articulée selon les schémas classiques de ces milieux, mais en tentant d’intégrer de nouvelles données.
Dans certains cas, il est possible d’établir des liens presque généalogiques entre les groupes violents actuels et certaines manifestations du terrorisme européen d’extrême-gauche des années 1960 à 1980.
Ainsi, les communiqués ou annonces de manifestations du “Bloc révolutionnaire” se trouvent toujours assurées d’être instantanément publiées sur le site de Revolutionärer Aufbau (RA). Or, si l’on visite l’ancienne version du site (en train de muer vers une nouvelle version) [il s’agissait de pages hébergées par Geocities, qui ne sont plus accessibles en ligne; site actuel: http://www.aufbau.org/ – 07.06.2016], il ne faut pas longtemps pour constater que RA a exprimé son soutien pour les “prisonniers politiques” de tous les groupes terroristes de la période précédente. D’ailleurs, une délégation d’Aufbau se trouvait parmi ceux qui étaient venus accueillir Pierre Carette (Cellules communistes combattantes) à sa sortie de prison en Belgique en mars 2003; l’ex-détenu les remercia chaleureusement:
“Cette présence mettait un point d’orgue à une solidarité sans faille dont les premières manifestations furent des initiatives menées à Zurich, il y a quinze ans, en soutien aux dures grèves de la faim que nous menions, mes camarades et moi, contre le régime d’isolement.”
Ce n’est pas l’héritage de la génération terroriste précédente ou la solidarité avec d’ex-terroristes à la retraite qui susciterait des préoccupations: ce qui mérite l’attention est plutôt l’émergence d’une nouvelle génération, dont les activistes se nourrissent notamment de l’essor du mouvement antimondialisation et se mobilisent de plus en plus à l’enseigne du Black Bloc.
Plutôt que le Black Bloc, il faudrait dire les Black Blocs: ce n’est pas une organisation pyramidale et structurée, mais plutôt des activistes qui se reconnaissent dans une même cause à travers le monde et qui se trouvent en interaction grâce aux facilités de communication offertes par le réseau Internet. Le Black Bloc définit une tactique plus qu’un groupe structuré.
Ses partisans définissent en effet un Black Bloc comme une réunion d’anarchistes ou de groupes d’affinité anarchiste, qui s’organise pour mener une action particulière, afin de donner une tonalité anarchiste à une protestation dans le cadre de laquelle les anarchistes ne représentent souvent qu’une petite partie des participants. L’accent est particulièrement mis sur la solidarité face à la répression policière. Et les activistes tirent profit des enseignements de leurs prédécesseurs dans les mouvements d’extrême-gauche, comme on le constate en lisant les conseils très détaillés qui leur sont prodigués sur ce qu’il faut ou ne faut pas emporter pour se rendre à une manifestation, sur la manière dont il faut réagir (en refusant de coopérer) en cas d’arrestation par la police, ou encore les recommandations très documentées (et d’ailleurs judicieuses!) que l’on trouve sur certains sites sur la façon de protéger les communications, notamment par courrier électronique.
Le Black Bloc se situe explicitement dans la lignée des groupes dits “autonomes”. Selon ses adeptes, le terme aurait été forgé par la police allemande, dans les années 1980 pour désigner des squatters et des autonomes qui se livraient à des combats de rue. Notons que le milieu des squatters demeure un cadre propice au développement de ces initiatives. Bien que les origines du Black Bloc soient donc plus anciennes, c’est la manifestation antimondialisation de Seattle qui a donné à ce type d’action sa notoriété.
La couleur noire est utilisée comme symbole de l’anarchisme, mais tout participant à un Black Bloc ne s’habille pas obligatoirement en noir. De même, tiennent à souligner les partisans de cette méthode, toute personne vêtue de noir dans une manifestation n’appartient pas ipso facto au Black Bloc et n’est pas nécessairement un authentique révolutionnaire! Le choix de vêtements noirs présente une avantage visuel, pour manifester la présence des anarchistes, qui paraît bénéfique du point de vue de l’impact médiatique.
Quant au fait de se masquer, il est justifié par la nécessité de se protéger tant face à la répression policière qu’aux ennuis professionnels ou scolaires que leur action pourrait entraîner pour les participants à un Black Bloc: les forces de l’ordre prennent en effet des photographies ou filment en vidéo les manifestations. Le masque non seulement permet l’anonymat (notamment pour protéger celui qui se livre à des actions illégales), mais il donne aussi un caractère “égalitaire” au groupe, soutiennent les partisans du Black Block.
En ce qui concerne l’action violente, elle relève de la décision de chaque Black Bloc. La plupart semblent ne voir aucune objection à des actes de destruction. Cependant, ils insistent sur le caractère symbolique et la nature politique de ces actes. Il ne s’agit pas de détruire tout et n’importe quoi pour le plaisir, soulignent-ils, mais de se livrer à des actions “ciblées” – et qui, sauf “autodéfense”, ne devraient viser que des infrastructures. Cela dit, la violence est admise sur le principe par tous les participants à un Black Bloc: le seul point sur lequel tout le monde n’est pas d’accord est l’étendue de ces actes de violence (et leurs cibles).
Selon un article critique sur la poursuite de la pratique du Black Bloc sous sa forme actuelle publié par le magazine communiste libertaire irlandais Red & Black Revolution (N° 6, printemps 2002), pour se livrer à des actes de destruction ou combattre contre la police afin d’atteindre les objectifs d’une manifestation, même des non anarchistes se joignent parfois volontiers à un Black Bloc: l’un de ceux actifs à Florence comptait même dans ses rangs un groupe de maoïstes…
Banalisation de la violence et réseaux de “compréhension”
La pratique du Black Bloc a pour conséquence de banaliser une violence qui devient presque, pour une frange, un rituel accompagnant chaque manifestation. Mais la question est surtout de savoir sur quoi cela peut finalement déboucher: en effet, certains anarchistes “nouvelle vague” risquent fort de ne plus se contenter de violences dans le cadre de manifestations – d’autant plus que les grandes réunions pouvant donner lieu à des manifestations antimondialisation seront de mieux en mieux protégés – mais de songer à s’en prendre à des cibles en dehors du cadre de manifestations. C’est là que pourrait bien apparaître, à partir de milieux ayant fait leurs armes dans des Black Blocs, d’autres types d’action.
Dans l’immédiat, à l’heure où sont rédigées ces lignes, le sommet du G8 à Evian promet de susciter la mobilisation de toutes les forces altermondialistes, y compris des mouvances dans lesquelles sont actifs les Black Blocs.
La ville de Lausanne, en Suisse, en a eu un avant-goût avec quelques déprédations contre un hôtel de luxe survenues lors d’une “Street Party [qui] s’est greffée sur le traditionnel cortège syndical [du 1er mai] pour dire non au G8“. Lisons l’intéressante description qu’en donne l’un des participants:
“Ayant dans l’idée de tourner en dérision l’hystérie sécuritaire sur le fameux «bloc noir», nous avons décidé de nous déguiser en simili-black bloc et de parader à travers la ville à l’occasion du défilé du premier mai. Parmi nous, certaines personnes se sont déguisées en noir avec des autocollants «je suis très très méchante», «violent», «casseur» en parodiant l’image véhiculée par les médias. Tout au long du trajet de la manifestation nous nous sommes symboliquement attaqué-e-s à différentes cibles représentant le capitalisme par des actions théâtrales. A l’approche du Palace, nous avons dégainé nos pavés de mousse et les avons «violemment» projeté sur la façade de cet établissement. Alors que notre action se voulait ironique, d’autre personnes l’ont menée de manière sérieuse. Nous interprétons cette violence comme une réponse à celles que nous subissons tous et toutes à cause des politiques menées par les états et discutées lors des sommets tel que le G8.”
A la suite de ces incidents, des hommes politiques de gauche actifs dans la préparation de manifestations contre le G8 à Lausanne ont décidé de se retirer et d’appeler à renoncer à toute manifestation, pour ne pas fournir un prétexte à des actions violents. En effet, lors d’une assemblée qui s’est tenue le 5 mai, le comité vaudois anti-G8 a bien voté une résolution déclarant qu’il ne se “reconnait pas” dans les incidents du 1er mai 2003, mais en se gardant en revanche de les condamner clairement, comme le demandaient les politiciens.
Cette réticence à condamner des déprédations montre déjà le caractère ambigu des prises de distance: il existe comme une sympathie latente. Les organisateurs de ces manifestations sont évidemment conscients qu’il y aura des dérapages violents, mais cela ne les empêche pas de persévérer dans leur projet.
De même, il est intéressant d’observer comment tout un milieu se met en branle pour assurer déjà une structure de soutien à des manifestants dont il serait naïf d’imaginer que ceux qui auront des problèmes avec la police seront tous de paisibles pacifistes. Qu’il suffise de lire cette information (6 mai 2003) sur le site Dissident Media:
“Le Syndicat de la Magistrature, le Syndicat des Avocats de France et la Ligue des droits de l’homme ont décidé de constituer un groupe de juristes (avocats et magistrats) présents sur les lieux (Evian, Annemasse, Genève et Thonon les Bains) du vendredi 30 mai au 3 juin, lors de l’anti G8, afin d’observer le déroulement des diverses manifestations, l’attitude des autorités policières, judiciaires ou administratives, et, pour les avocats, d’organiser la défense des personnes éventuellement arrêtées.”
Texte révélateur: l’attitude à l’égard de ceux qui seront chargés d’éviter des débordements (forces de l’ordre) ou de poursuivre des infractions (justice) se montre déjà soupçonneuse. Quant aux manifestants qui seraient impliqués dans ces débordements, ils savent qu’ils pourront compter sur l’appui bienveillant d’avocats. Comme s’il s’agissait de mettre sur le même pied activistes violents et policiers s’efforçant de remplir leur mission de maintien de l’ordre…
De même, en Suisse, le quotidien Le Temps (7 mai 2003) signalait la constitution d’un legal team:
“Indépendants des organisateurs des manifestations, ils entendent constituer une permanence de défense et dépêcher des représentants sur le terrain afin de fournir des informations sur le droit en vigueur. «Nous allons demander au Conseil d’Etat d’enjoindre les policiers à communiquer nos coordonnées aux personnes interpellées», précise l’avocat genevois [Jean-Pierre Garbade]. D’autres négociations devront être menées afin d’assurer aux représentants de ce legal team un statut spécial leur évitant des porusuites. Car en vertu de la loi, toute personne qui ne s’éloigne pas d’une manifestation violente peut être taxée d’émeutier.”
Comme on le constate, ces avocats ont entièrement conscience qu’ils vont probablement prêter assistance à des individus impliqués dans des débordements violents. Plus que le simple souci de la justice, des sympathies idéologiques ne sont pas absentes de cette disponibilité.
Il ne s’agit pas de peindre ces avocats en activistes violents. Mais l’existence même de ces réactions doit être relevée. En effet, s’il n’y avait que des phénomènes du type Black Bloc sans un environnement, cela relèverait de l’anecdote. En revanche, l’existence d’un milieu plus vaste prêt à accepter l’éventualité de la violence au nom de la cause à défendre – sans s’y impliquer lui-même directement – est l’une des conditions préalables pour que des activités terroristes puissent éventuellement émerger.
Alors que nous préparions ce texte, l’actualité de cette journée du 8 mai 2003 est venue nous apporter un témoignage inattendu allant dans le sens de ce que nous avons tenté d’exposer ici. Les quotidiens suisses Le Courrier et Le Temps ont révélé dans leur édition de ce jour que le militant écologiste genevois Chaïm Nissim (53 ans) avait tiré cinq roquettes à l’aide d’un bazooka contre le chantier de la centrale nucléaire de Creys-Malville le 18 janvier 1982. Chaïm Nissim a décidé de rendre publique son action étant donné que les faits se trouvent maintenant prescrits et qu’il ne risque donc plus de se retrouver en prison.
Pour se procurer l’arme, le groupe de comploteurs écologistes était entré en contact avec des “autonomes” zurichois, qui à leur tour les avaient mis en relation avec des terroristes allemands proches des réseaux de Carlos. L’arme, un RPG-7 de l’armée soviétique, leur fut remise par l’intermédiaire des Cellules communistes combattantes en Belgique – et les instructions pour l’utilisation données par “des Russes“. En lui-même, ce récit par un témoin qui s’est passagèrement frotté à la périphérie du terrorisme européen d’extrême-gauche mérite déjà lecture.
Il faut donc lire les larges extraits de son témoignage publiés dans Le Courrier. Mais il faut aussi prêter attention aux réponses du militant aux questions du journaliste. Il présente son action comme “non violente”:
“[…] je voulais témoigner de notre conviction qu’un ‘petit’ peut gagner contre un ‘grand’ de façon non violente.”
Tout bien disposé qu’il soit, le journaliste Manuel Grandjean s’étonne: utiliser un lance-roquettes ne paraît pas exactement relever de l’action non violente… Réponse de Chaïm Nissim:
“Pour nous, oui. Cela peut paraître difficile à comprendre… D’abord, nous ne nous attaquions qu’à des biens matériels, jamais à des personnes. Si l’on s’attaque à des êtres humains, on recrée l’oppression que l’on dénonce par ailleurs. Ce n’est pas la même chose avec des biens. En tout cas pas avec une centrale nucléaire. Pour une vitrine brisée, on peut encore discuter. Parce que la personne qui est derrière se sent personnellement agressée.”
Quant au risque de tuer quelqu’un, même involontairement, en utilisant une arme, Nissim relativise:
“Il y avait une personne sur le chantier, mais elle était très loin de l’ouverture visée à 45 mètres du sol. Mais je suis d’accord. Il y avait bien un risque, aussi minime soit-il. Rien n’est jamais absolu. Il faut peser les choses. Car d’un autre côté, on savait que si la centrale entrait en activité, elle menacerait la vie de centaines de milliers de personnes.”
Une remarque de Nissim retient particulièrement l’attention par rapport au thème du présent article:
“Il y avait un autre critère qui jouait. L’ensemble du mouvement antinucléaire – sans bien sûr savoir qui avait fait le coup- n’a jamais condamné ces actions. Nous nous sentions donc légitimés et appuyés tacitement. Notre action était vue comme un complément aux autres activités: occupation de site, manifestations, information…“
“Légitimés et appuyés tacitement” par l’absence de condamnation… C’est exactement le problème soulevé ici par rapport aux Black Blocs. La différence est que Nissim et les activistes qui l’entouraient ne voulaient pas se lancer dans l’action terroriste et avaient probablement une inhibition (relative) par rapport à la violence bien plus forte que les membres de Black Blocs: ce qui explique probablement que les choses en soient restées là.
Il est d’ailleurs remarquable que, dans l’entretien qu’il accorde au journaliste Sylvain Besson (Le Temps), Nissim – lui-même impliqué dans la préparation d’actions (qu’il affirme vouloir non violentes) contre le G8 – s’inquiète de dérives possibles au sein du mouvement altermondialiste, voyant chez eux “les mêmes ferments de haine, d’exclusion” que ceux qui agitaient les “autonomes” avec lesquels il se trouva en contact il y a une vingtaine d’années. En définitive, ses remarques rejoignent exactement celles que Terrorisme.net a essayé de résumer dans la présente analyse.
L’agitation étudiante des années 1960 avait été le terreau fertile de groupes terroristes, qui n’étaient certes que des groupuscules, mais que nombre d’autres activistes ou intellectuels hésitaient à condamner fermement, ou pour lesquels ils éprouvaient une “compréhension” pas toujours avouée, car ils accordaient à la cause défendue une certaine légitimité morale, sans approuver nécessairement les moyens utilisés.
L’agitation anti-mondialisation, les mobilisations contre la guerre en Irak et d’autres facteurs pourraient fournir maintenant un terreau semblable. Il existe de même une mouvance qui pourrait conférer à certains actes un certain degré de légitimité ou au moins ne pas réagir contre ceux-ci, au nom de la cause à défendre. Avec cependant une différence non négligeable: pour l’instant, on ne voit pas se profiler de possibles sponsors étatiques pour de telles dérives. Ce qui laisse encore un peu d’espoir que cette violence puisse en rester à un niveau infraterroriste.
A lire également sur ce site: un militant anarchiste explique ce que sont les Black Blocs:
www.terrorisme.net/p/article_47.shtml
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