Le jeudi 28 novembre 2002, deux attentats ont eu lieu à Mombasa (Kenya). L’un a frappé un hôtel accueillant des touristes israéliens et a fait 16 morts pour l’instant (10 Kenyans, 3 Israéliens et les auteurs de l’attentat); une quarantaine de personnes (24 Kenyans et 16 Israéliens) ont en outre été blessées. L’autre attentat, quelques minutes plus tôt, visait un avion de la compagnie aérienne charter israélienne Arkia, qui transportait 261 passagers et 11 membres d’équipage retournant en Israël; cette tentative d’abattre l’avion à l’aide de missiles sol-air a échoué. Outre la question de savoir qui sont les auteurs de cette double opération, cet événement peut susciter plusieurs réflexions tant sur le mode opératoire que sur le contexte local.
Les premiers soupçons émis visaient soit les réseaux Al Qaïda, soit un groupe palestinien ou la mouvance du Hezbollah. Cependant, au cours des jours suivants, plusieurs observateurs ont également évoqué une piste somalienne, éventuellement en lien avec les réseaux Al Qaïda. Comme toujours dans ce genre d’affaires, les suppositions foisonnent et la prudence s’impose. Le site terrorisme.net ne dispose d’aucune information privilégiée à ce sujet et s’abstiendra donc d’ajouter aux spéculations.
Tout au plus ferons-nous remarquer que l’hypothèse d’une implication somalienne (ce qui ne signifie pas nécessairement d’une origine directement somalienne) ne doit en effet pas être exclue. Les frontières du Kenya sont loin d’être étanches et la Somalie voisine ne fonctionne plus comme un Etat, mais voit son territoire contrôlé par différentes factions – une zone donc propice à tous les trafics. Trois jours avant l’attentat, la police portuaire de Mombasa avaient interpellé à bord d’une embarcation en difficulté sept hommes qui avaient produit des passeports somaliens, curieusement tous émis le même jour. Deux d’entre eux étaient d’origine somalienne, cinq d’origine pakistanaise. Cet incident illustre bien les risques présentés par le voisin somalien.
Attentat suicide au Paradise Hotel: des versions contradictoires
L’opération retient particulièrement l’attention en raison du caractère presque simultané des deux actions: un commando suicide attaque le Paradise Hotel, à Kikambala, à 25km de Mombasa, cible idéale puisque fréquentée uniquement par des touristes israéliens, alors que vient de débarquer un groupe de nouveaux arrivants; en même temps, aux abords de l’aéroport, un autre groupe tente d’abattre à l’aide de missiles sol-air un avion charter israélien qui transporte des touristes israéliens qui quittent le pays.
Il existe plusieurs versions des faits survenus au Paradise Hotel, selon les sources et les témoins interrogés; il faudrait savoir exactement où se trouvait chaque témoin afin de déterminer si ces variantes sont conciliables. Selon la version présentée dans les heures suivant les faits par le directeur de l’hôtel, le véhicule des terroristes aurait été arrêté à l’entrée du site de l’hôtel à la barrière de sécurité. Les trois occupants auraient déclaré vouloir entrer pour parler à quelqu’un, mais les gardes ne les auraient pas autorisés à entrer sans vérification préalable. A ce moment, l’un des hommes aurait subitement franchi la barrière à pied, se serait précipité vers l’hôtel et se serait fait exploser à cinq mètres de la réception. Le véhicule aurait alors forcé l barrière, avant de se lancer à son tour dans l’aire de réception et d’y exploser, creusant un cratère.
Mais un garde qui affirme avoir assisté à toute la scène présente une autre version des faits. Il déclare que le véhicule serait passé une première fois devant l’hôtel une quinzaine de minutes avant l’attentat. Le véhicule serait ensuite réapparu, mais cette fois-ci à pleine vitesse en marche arrière, pour stopper juste après être passé devant l’entrée du site et repartir, cette fois-ci en marche avant, à pleins gaz vers le hall de l’hôtel, avec ses trois passagers.
Plusieurs informations ont également évoqué un petit avion qui aurait largué sur le site des engins explosifs peu après, mais ces assertions non confirmées doivent être considérées avec grande prudence.
L’utilisation de missiles sol-air ne surprend pas les experts
Si l’attentat suicide représente une méthode devenue courante, l’utilisation de missiles sol-air l’est moins, même si elle n’est pas inconnue: comme le rappellent des experts israéliens, il y avait déjà eu des cas d’utilisation ou tentatives d’utilisation de missiles contre des avions au Soudan en 1986 et dans d’autres zones du globe par la suite; un Palestinien avait été arrêté à Rome avec un missile de ce genre en 1979, rappellent également ces experts. Cependant, la tentative d’utiliser des missiles pour des attentats contre des avions civils n’est pas courante.
Mais, après les attentats du 11 septembre 2001, plusieurs experts des questions de terrorisme avaient estimé que le recours à des détournements d’avions deviendrait de plus en plus difficile pour des groupes terroristes: en effet, avec l’exemple des événements de septembre 2001, il ne fait guère de doute que, même face à des terroristes déterminés, des passagers qui penseraient n’avoir de toute façon rien à perdre n’hésiteraient guère à se lancer même dans des actions désespérées pour s’opposer au détournement de l’appareil. En outre, les contrôles rendraient de plus en plus difficile (quoique pas impossible) l’introduction à bord d’engins explosifs. Dès l’automne 2001, plusieurs experts avaient donc abouti à la conclusion que des groupes terroristes du type Al Qaïda envisageraient probablement – si ce n’était déjà en cours – l’utilisation de missiles sol-air pour s’en prendre à des avions; l’expérience acquise avec les Stinger en Afghanistan contre les forces soviétiques ne pouvait manquer de donner des idées aux groupes terroristes liés à ce conflit…
Le FBI avait d’ailleurs émis il y a six mois une avertissement au sujet de risques de cet ordre. Bien entendu, après les événements de Mombasa, les autorités américaines examinent plus attentivement que jamais les risques potentiels, y compris contre des cibles aux Etats-Unis, même si elles considèrent la probabilité de tels attentats comme plus élevée en dehors du territoire national, à l’heure où tous les efforts y sont mobilisés pour la “guerre contre le terrorisme”.
Les spécialistes semblent unanimes: les deux missiles qui ont manqué de peu l’avion israélien auraient été tirés à l’aide d’un lanceur de missiles portable Sam 7 Strela-2. Cette arme a été mise au point en Union soviétique à la fin des années 1960 et est assez répandue. De plus, son coût n’est pas élevé. Elle peut être utilisée par une seule personne et atteindre une altitude maximale de 2.000 mètres. Mais le moins qu’on puisse dire est qu’elle n’est pas réputée pour sa précision. En conjonction avec différents autres problèmes techniques (il est par exemple possible que le missile ait été tiré alors que l’avion ne se trouvait pas à une altitude optimale), cela suffit peut-être à expliquer que les missiles aient manqué leur cible.
Bien entendu, cela fait longtemps que les services de sécurité de l’aviation civile israélienne – la plus exposée et probablement la plus sûre du monde – ont pris en compte le risque d’utilisation de missiles contre l’un de leurs appareils. Même si certains observateurs extérieurs ne semblent pas entièrement convaincus, des sources israéliennes affirment – sans donner plus de précisions pour de compréhensibles raisons de sécurité – que les avions israéliens (en tout cas ceux de la compagnie nationale El Al) sont équipés de systèmes de défense contre les missiles capables de brouiller la trajectoire de ceux-ci.
Si cela renforce assurément la sécurité d’un avion, un tel système n’est pas pour autant considéré comme une parade absolue contre tout type de missile.
Le contexte local de Mombasa
Le Kenya pratique depuis de longues années une politique de coopération avec Israël, y compris dans le domaine de la sécurité. Comme on peut le comprendre, les responsables kenyans préféreraient découvrir des auteurs complètement étrangers à la région. Si cela est fort possible, il n’est cependant pas exclu qu’ils aient bénéficié de complicités locales. L’attention va donc inévitablement se porter aussi sur certains milieux de la région de Mombasa.
Si l’on consulte la liste des 22 terroristes les plus recherchés par le FBI, on constate qu’ils ne sont pas tous nés dans le monde arabe ou au Pakistan. L’un est Comorien, un autre Tanzanien, et deux Kenyans – tous deux nés à Mombasa…
Dans un intéressant commentaire publié le vendredi 29 novembre par le quotidien britannique The Guardian, Fuad Nahdi, rédacteur en chef du magazine musulman Q-News et autrefois président de l’Union des étudiants musulmans à l’Université de Nairobi, évoque le changement de climat à Mombasa, dont il est originaire. Il y a trente ans, explique-t-il, Mombasa – où prédominent les musulmans, qui ne représentent en revanche que 7,5% environ de la population totale du pays – était un “modèle d’harmonie et de coexistence” entre les communautés. Les prédications dans les mosquées évoquaient Dieu et l’amour du prochain.
Au fil des ans, cependant, le climat a complètement changé, a constaté Fuad Nahdi lors de sa dernière visite, au mois d’août 2002: “Aujourd’hui, les sermons diffusent un message de colère, de frustration et de haine.” Entre musulmans, on ne parle plus avant tout des problèmes locaux, mais d’Israël et du sort des Palestiniens – d’autant plus que la réception des chaînes de télévision arabe par satellite rend ces questions beaucoup plus présentes que par le passé. Tout le monde admire Oussama ben Laden. En outre, le nombre de plus en plus grand de musulmans locaux qui vont étudier dans des universités du monde arabe les ont mis en contact avec les courants politico-religieux qui agitent ce pays, introduisant ainsi progressivement un type d’islam éloigné de celui qui avait dominé Mombasa durant des siècles, selon Fuad Nahdi.
Les touristes occidentaux commencent à être vus par certains milieux avec irritation. Mais, plus encore, ce sont les soldats américains en permission qui suscitent la colère en raison de leur comportement. “Ils sont associés au jeu, à la prostitution, à l’excès d’alcool. L’attitude des Américains à l’égard de la population locale est particulièrement détestée.” Et les activités des services de renseignement américains à Mombasa même (en coopération avec leurs homologues kenyans), après l’attentat de 1998 contre l’ambassade des Etats-Unis puis le 11 septembre 2001, n’ont rien fait pour atténuer ces sentiments.
Il est vrai que, lorsque les soldats occidentaux viennent se reposer à Mombasa des fatigues de la “guerre contre le terrorisme” ou d’autres opérations, leur arrivée ne passe pas inaperçue, les bars et boîtes de nuit ne désemplissent pas, et les prostituées font monter leurs tarifs. Au mois de février 2002, l’ambassade des Etats-Unis à Nairobi avait d’ailleurs été contrainte de réagir officiellement à des déclarations du Conseil suprême des musulmans du Kenya, qui soupçonnait les militaires américains d’être porteurs du sida.
Cela donne la mesure des sentiments qui se développent dans la région de Mombasa: un islam qui tend à devenir plus rigoriste rencontre un Occident perçu comme dépravé et susceptible de contaminer la population musulmane. L’impact local des conflits dans d’autres zones du monde musulman s’y ajoute, ainsi que des facteurs locaux de ressentiment, à savoir l’impression des habitants de la région d’être défavorisés par le pouvoir central. Toutes les conditions se trouvent ainsi réunies pour fournir un terreau à des groupes extrémistes.
Enfin, à l’heure où la question du financement du terrorisme occupe une place de plus en plus importante, notons que Mombasa est une plaque tournante de trafics de pierres précieuses qui serviraient notamment à assurer une partie du financement d’Al Qaïda et d’autres groupes radicaux.