Farhad Khosrokhavar – Cela présente en effet une nouvelle forme; en premier lieu, en raison même de leur prolifération. Dans l’islam, le martyre a été de manière prépondérante un phénomène exceptionnel, ne se produisant que dans le cas de la défense de la religion contre les impies. La notion était associée à celle de jihad, c’est-à-dire de guerre sainte. Ou bien il s’agissait de défendre les biens des musulmans contre l’intrusion des puissances non musulmanes. Il était rare, avant le XIIIe ou XIVe siècle, que l’on qualifie de martyrs les combattants s’opposant à d’autres puissances musulmanes. Or, le caractère exceptionnel associé à la notion de martyr n’est plus d’actualité: numériquement, les martyrs sont extrêmement nombreux.
En second lieu, le martyr présentait un caractère plutôt ritualiste. Dans le chiisme, les grands martyrs sont vénérés, singulièrement les imams tel que le troisième imam mort à Karbala dont le martyr est célébré chaque année tout au long du mois de Moharrem. Dans le sunnisme, les martyrs sont des gens qui étaient proches du Prophète dans la guerre contre les impies. Par conséquent, dans les deux cas, nous observons un caractère ritualiste dont la fonction était de ressouder la communauté musulmane beaucoup plus que d’inciter les musulmans à leur emboîter le pas.
Or, c’est ce rapport qui a profondément changé depuis la fin du XIXe siècle, et plus particulièrement à partir de la Révolution iranienne de 1979. Le martyr, plutôt que d’être vécu comme l’expression d’une célébration rappelant une geste exceptionnelle, devient une manière d’être: des gens essaient d’emboîter le pas aux grands martyrs et à le devenir à leur tour. Le changement est donc très important, à la fois sur le plan numérique et dans l’imaginaire. Chaque jeune aspirant peut embrasser la mort sacrée et se rehausser en quelque sorte au rang des martyrs, alors que par le passé, il était extrêmement difficile de pouvoir y accéder. Avec la modernisation des sociétés musulmanes, une sorte d’immanence s’instaure, ouvrant le cycle du martyre à tout prétendant.
Religioscope – Nous pouvons donc parler d’une sorte de “démocratisation” du martyre. Ce qui frappe aussi est de voir ce terme de martyr appliqué à des gens qui ne sont pas nécessairement animés par une conviction religieuse mais parfois par une conviction de type national ou nationaliste.
Farhad Khosrokhavar – Tout à fait. Globalement, les martyrs les plus nombreux se trouvent dans le mouvement des Tigres tamouls et leur cause est nationale. En d’autres termes, la religion n’est pas une condition nécessaire pour que l’on devienne martyr; il faut la sacralisation d’une cause et la volonté de sacrifice à celle-ci. Le plus souvent, cette cause est nationale, que ce soit dans le cas des Tamouls, des Cachemiris, des Palestiniens, ou même de la guerre entre l’Iran et l’Irak de 1980 à 1988. Il s’agit d’une manière de mettre la religion au service d’une cause qui a été, et demeure encore à présent, nationale. Le champ sémantique du martyre peut s’étendre à une cause sacrée entre toute, la Nation. Il faut une sacralisation d’une cause perçue comme plus importante que la vie de l’individu comme tel.
Farhad Khosrokhavar – Il y a certainement une influence chiite, par le biais par exemple du Hezbollah au Liban dont le cérémonial chiite et les formes ritualistes associées au martyre ont pu influencer les Palestiniens.
Cependant, je crois qu’il existe d’autres dimensions extrêmement importantes, dont la mort pour une cause désespérée. C’est une sacralisation de soi dans la mort qui survient lorsque le sentiment prévaut que l’on ne peut pas réaliser son idéal dans la vie. L’horizon du futur étant bloqué, on se projette vers la mort qui devient le lieu de réalisation de soi. Dans le cas palestinien, cela est évident. Les jeunes Palestiniens sont dans l’impossibilité d’une part de réaliser leur nation dans la lutte contre l’armée israélienne et d’autre part de réaliser cette ambition en raison même de la présence de ce pouvoir palestinien, el-Fatah qui est profondément corrompu et rend impossible la constitution d’une vraie société civile autonome palestinienne. C’est dans cette double impossibilité que réside cet espèce de dépassement de soi dans la mort. Dans la mesure où l’horizon d’espérance est fermé et l’avenir ne revêt aucune signification, la mort devient le seul lieu de réalisation de soi par le martyre.
Farhad Khosrokhavar – Je cite dans mon livre l’enquête que vous évoquez. Nous n’avons en effet pas affaire à des exclus ou des déshérités, ce qui ne signifie pas qu’ils ne soient pas désespérés. Le problème est qu’une fois la condition de martyr acceptée, cette tristesse se transforme en joie, en liesse même, entraînant une transfiguration de la vie. Des travaux effectués par des psychiatres palestiniens montrent combien ces jeunes se trouvent dans une situation qu’ils perçoivent eux-même comme étant sans issue. Le fait même de ne pas appartenir aux couches les plus démunies augmente le caractère tragique, dans la mesure où ils ne peuvent pas se réaliser et savent pertinemment que, compte tenu de leur éducation et de leurs diplômes universitaires, ils auraient eu droit, dans des conditions normales, à un niveau et des conditions de vie beaucoup plus élevés. La volonté d’accéder au martyre transfigure les affects; c’est une rupture avec la vie quotidienne et une sorte d’accès à un au-delà paré de tous les prestiges de cette vie qui vous est déniée ici-bas. En ce sens, aspirant au martyre, dans la période qui les sépare de la mort sacrée, à supposer que cette mort puisse se produire, les impétrants sont comblés de joie, bonheur qu’il convient de ne pas confondre avec un attachement à la vie; c’est exactement l’inverse.
Farhad Khosrokhavar – En fait, malgré la confusion de ces deux types dans l’esprit de nombre de musulmans, il existe une différence très importante. La différence majeure réside dans le caractère de l’humiliation subie. Le futur martyr palestinien est en quelque sorte exposé à une humiliation quotidienne face à l’armée israélienne et en partie aussi face à l’autorité palestinienne. Par contre, l’humiliation des membres d’al-Qaïda qui ont fait sauter les deux tours à New York est une humiliation par procuration, c’est-à-dire qu’ils ne l’ont pas eux-même subie sur leur propre corps, mais par le biais des médias, d’ailleurs souvent occidentaux – qui leur permet de voir l’humiliation des Palestiniens, des Bosniaques…
La deuxième différence majeure est que les martyrs palestiniens ou tamouls s’identifient à une nation, et donc à une culture. Or, les gens de mouvements comme al-Qaïda peuvent au contraire être qualifiés de multiculturels. Ils parlent souvent plusieurs langues, ont accès à la modernité, ont voyagé dans les pays occidentaux et ne sont, pour la plupart, pas des déshérités. Ces personnes ne s’identifient pas, du moins dans la phase islamiste de leur existence, à un pays quelconque; c’est d’ailleurs pour cette raison que leur cause est difficile à cerner. Ils désirent la création d’une sorte de néo-oumma ou de néo-califat extrêmement embrouillé, même dans leur esprit. Ils savent en revanche parfaitement ce qu’ils ne veulent pas, c’est-à-dire l’humiliation de musulmans dans le monde.
La différence entre les deux martyrs est donc essentielle: d’une part au niveau du vécu, des représentations et de l’imaginaire, mais aussi au niveau de la culture de ces deux types de martyrs. J’ai essayé de montrer dans mon livre en quoi le second type est relié à ce que l’on pourrait appeler la mondialisation ou la globalisation, et ce phénomène se déroule en majeure partie en Occident. Une grande partie des personnes ayant rejoint des formes radicales d’islam transnational, tel qu’al-Qaïda, l’ont fait en Occident même et non pas à partir de leur pays d’origine. Par conséquent, il y a un phénomène lié à l’occidentalisation du monde qui doit être analysé non pas à partir des pays d’origine, mais dans une formation d’un néo-islam transplanté.
Farhad Khosrokhavar – Le millénarisme est un trait partagé aussi bien par certains martyrs nationaux, palestiniens par exemple, que par des martyrs du type al-Qaïda. Je crois que dans le cas du martyr transnational, il existe en Occident même un certain nombre d’ingrédients qui poussent à la radicalisation dans un regard en miroir porté sur les sociétés musulmanes. Cette construction de soi et de l’autre dans un rapport antagonique est lié aux nouvelles formations multiculturelles dans le monde occidental. C’est d’ailleurs pour cette raison que la plupart des futurs aspirants au martyre au service de la néo-oumma sont des personnes ayant vécu dans les grandes villes occidentales, telles que Hambourg, Londres, Paris ou New York. Ils ne sont pas issus des banlieues d’Alger, du Caire ou de Téhéran, mais de ces “villes-monde” (global cities). C’est donc, partiellement au moins, à partir de ces phénomènes de multiculturalisme qu’il faut de saisir la signification de cet espèce de radicalisme dans les attitudes des uns et des autres.
Farhad Khosrokhavar – Les éléments que vous citez me paraissent pertinents, sauf peut-être la piété. En un sens, l’antagonisme envers un ordre mondial qu’ils perçoivent comme oppressif et humiliant pour les musulmans, précède leur islamisation et leur dévouement piétiste. Cette observation est essentielle. Ce n’est pas la pratique de l’islam qui induit une radicalité; c’est plutôt l’inverse. La haine de l’Occident se nourrit d’une version radicalisée du religieux qui s’exprime par la suite en termes antagoniques et activistes vis-à-vis du monde occidental.
On observe des ressemblances mais bien sûr aussi beaucoup de différences avec des phénomènes sectaires radicaux. L’élément qui rassemble ces deux phénomènes est le développement d’un imaginaire obsidional, c’est-à-dire le sentiment que le monde extérieur est votre ennemi. Ce sentiment se nourrit d’un certain nombre de thèmes qui se retrouvent au sein des sectes radicales. Dans les milieux islamistes, la différence majeure est d’abord le fait qu’ils se perçoivent comme une sorte de diaspora d’un monde qu’ils doivent transformer et ensuite la réintégration, en termes de continuité, par rapport à une religion d’origine. Les sectes ne possèdent pas cette continuité, ce support réel, mais inventent ces formes d’ancrage, sans avoir de rapport avec une religion établie, le support est purement mythifié.
Les relations qu’entretient un mouvement comme al-Qaïda avec l’islam laisse une très grande place à la diversité des interprétations. C’est également une différence majeure avec les martyrs de type national. Au sein d’un groupe tel qu’al-Qaïda, nous rencontrons des gens très riches, d’autres moins aisés, des immigrés, des musulmans européens, ce qui entraîne de grandes différences aux niveaux socio-économique et culturel. Une organisation telle qu’al-Qaïda, se construisant en réseaux, permet la coexistence de plusieurs groupes n’ayant pas nécessairement de contacts directs les uns avec les autres, des groupes qui partagent des Weltanschauungen divergentes mais qui peuvent être à l’origine d’actes radicaux, voire terroristes. C’est la différence majeure avec les groupes radicaux à structure pyramidale et hiérarchique qui présentaient une certaine homogénéité.
Farhad Khosrokhavar – On perçoit deux types d’argumentations. D’un côté, la grandeur d’une cause autorise le sacrifice de gens innocents qui retrouveront leur place au Paradis. De l’autre, l’idée que l’Occident se comporte d’une façon similaire. Dans les discussions, cette argumentation s’appuie par exemple sur la mort des enfants irakiens due à l’embargo ou l’expression de “dommage collatéral” qui suggère le sacrifice nécessaire d’innocents. Ils disent: “Pourquoi eux auraient-ils le droit de le faire et nous pas?” Ils recourent donc à un rapport de réciprocité avec les méfaits causés par l’Occident pour justifier leur capacité de passer à l’acte. Grandeur et réciprocité se conjuguent dans leur argumentation.
L’entretien avec Farhad Khosrokhavar s’est déroulé le 28 septembre 2002. Les questions de Religioscope ont été posées par Jean-François Mayer. La transcription de l’enregistrement a été réalisée par Olivier Moos.
Source: Religioscope – 17 octobre 2002
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Les textes peuvent être reproduits avec indication de la source.
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