Les hypothèses vont bon train après l’attentat du 12 octobre 2002 à Bali. La plupart des commentateurs semblent cependant pencher pour une responsabilité de groupes islamistes radicaux, liés ou non à Al Qaïda. Le site terrorisme.net ne bénéficie d’aucune source d’information privilégiée sur place et s’abstiendra donc de se lancer à son tour dans des spéculations. Nous nous contenterons de rappeler ici quelques éléments du contexte indonésien.
Selon les informations officielles fournies par les services gouvernementaux à Bali, la première explosion s’est produite au Paddy’s Club Café, Legian Street 59, Kuta, à 23h15. La seconde explosion a eu lieu au Sari Club Café, Legian Street 60, Kuta à 23h17. La première explosion semble avoir eu pour but d’attirer le plus de gens possible dans la rue, afin de causer un maximum de victimes. En même temps, à 23h15, une autre bombe a explosé à Jalan Raya Puputan Renon, à Denpasar (à 20km environ au nord-est de Kuta), à 100 mètres du consulat américain. Au total, 53 bâtiments ont subi des dégâts.
Selon les données connues le 16 octobre à 15h (heure locale), le nombre total de victimes était de 509, dont 183 morts. Le nombre de touristes séjournant à Bali – un gros sujet de préoccupation pour l’économie locale – est en chute rapide: le taux d’occupation des hôtels est tombé de plus de 70% avant les explosions à moins de 50%, et cette chute va probablement s’accentuer encore dans les jours à venir, au fur et à mesure que les touristes séjournant encore à Bali vont quitter l’île sans être remplacés par de nouveaux arrivants. Les Australiens, Japonais, Chinois de Taïwan et Américains partent en nombre.
On ne prête qu’aux riches: il est fort possible que des groupes se situant dans la même mouvance que Al Qaïda portent la responsabilité de cet attentat, mais la plupart de ceux qui l’affirment n’ont probablement aucune certitude à ce stade; d’autres pistes (ou des interactions plus complexes) ne peuvent être complètement exclues. Il faut surtout rappeler que des contacts entre différents groupes islamistes radicaux, dont Al Qaïda, ne signifient pas nécessairement que ce soit ce groupe qui ait donné l’ordre de commettre un tel attentat: les courants islamistes radicaux constituent une nébuleuse dans laquelle des relations se font et défont, et pas une organisation unique et structurée à l’échelle mondiale, avec un chef suprême à sa tête. Il n’est pas inutile de le répéter dans ce contexte.
Sur la question du lien possible entre différents attentats récents, lire l’autre article:
Analyse: des liens entre Bali, le Yémen et le Koweït?
Indonésie: la crainte du terrorisme était déjà présente
La question centrale est de savoir si cet attentat est lié avant tout à des réseaux internationaux, et s’inscrit donc dans une réplique à la “guerre contre le terrorisme”, ou s’il est prioritairement le fruit de développements internes à l’Indonésie. Le fait qu’aient été visés des lieux fortement fréquentés par les touristes et un site proche d’un consulat américain permet bien sûr de penser que le contexte n’est pas purement local – même s’il peut aussi s’agir d’une tentative de viser par ces actions non seulement des Occidentaux, mais le gouvernement.
Au regard de développements survenus ces denrières années, accentués par le choc des événements du 11 septembre 2001 et les turbulences qui les ont suivis, la crainte de voir des actes terroristes affecter la région était déjà bien présente avant les dramatiques événements du 12 octobre. Lors de leur réunion à Brunei à la fin du mois de juillet 2002, les dix pays membres de l’ASEAN avaient adopté une déclaration commune sur la lutte contre le terrorisme. La crainte d’une “arabisation” rampante et de conséquences sérieuses pour la stabilité de pays tels que l’Indonésie et la Malaisie était déjà évoquée. L’on se souvient également de la découverte de cellules qui préparaient des actions terroristes à Singapour. Précédemment déjà, au mois de mai 2002, l’Indonésie, la Malaisie et les Philippines avaient signé un accord en vue de développer leur coopération contre le terrorisme. Même si les projets de certains groupes islamistes de créer un grand état musulman qui regrouperait ces trois pays peuvent être considérés comme largement utopiques, ils suscitent la préoccupation de ces gouvernements.
En ce qui concerne l’Indonésie, les médias ont largement rappelé ces derniers jours que Bali, avec la forte présence de l’hindouisme, représente un cas à part. Depuis l’attentat, des craintes s’expriment d’ailleurs à Bali que ces événements (et les désagréments économiques qui vont en résulter pour la population, sans parler de la honte ressentie pour la réputation de l’île) conduisent à des actes d’hostilité contre les immigrants musulmans venus d’autres parties de l’Indonésie, surtout si l’on découvre que les auteurs étaient musulmans. En quelques jours seulement, de premiers signes de suspicion envers la minorité musulmane de Bali peuvent déjà être observés, selon de premières informations – d’autant plus que la présence de ces immigrants cause des ressentiments pour d’autres raisons, notamment économiques.
Laskar Jihad et affrontements entre chrétiens et musulmans
Dans plusieurs autres régions de l’Indonésie, des groupes islamistes radicaux – ce qui ne signifie pas nécessairement terroristes, c’est une distinction qu’il faut toujours garder à l’esprit pour prévenir des amalgames hâtifs – sont actifs. L’un des plus violents est le Laskar Jihad, dirigé par un ancien combattant de l’Afghanistan, mais apparemment pas un disciple de Ben Laden, puisqu’il critiquait ouvertement celui-ci. Le Laskar Jihad a subitement annoncé sa dissolution à la mi-octobre, tout en niant que cela soit une conséquence des événements de Bali – ce qui laisse sceptique la plupart des observateurs: il s’agit vraisemblablement d’une mesure préventive dans la perspective de mesures pour limiter l’activité des groupes les plus radicaux, ce qui n’empêchera sans doute pas le Laskar Jihad ou des segments de celui-ci de renaître sous une autre étiquette.
Le site du Laskar Jihad, http://www.laskarjihad.or.id/, sur lequel le visiteur se trouvait accueilli à la date de rédaction de cet article par le communiqué (en bahasa) annonçant la dissolution du groupe, n’est plus accessible; il est cependant possible d’en retrouver le contenu grâce à l’Internet Archive).
Le Laskar Jihad avait notamment envoyé de nombreux volontaires depuis mai 2000 dans les Moluques et y avait été impliqué dans des affrontement violents contre ds populations chrétiennes. Il aurait encore quelque 3.000 combattants en activité aux Moluques, dont le retrait dans les semaines à venir a maintenant été annoncé; les forces armées indonésiennes avaient déjà affirmé au mois de mai vouloir les évacuer progressivement. Le groupe est également présent dans d’autres régions de l’Indonésie: on signalait au début de cette année son arrivée dans l’Irian Jaya (partie indonésienne de la Papouasie), non sans susciter des réactions inquiètes de membres de la population locale.
Depuis quelques années, ce sont surtout les affrontements entre chrétiens et musulmans qui ont attiré l’attention sur le potentiel de violence à motivation partiellement religieuse. C’est particulièrement depuis 1994 que se multiplient des actes de violence antichrétiens. Il faut savoir que, comme c’est souvent le cas dans de telles situations conflictuelles, les militants musulmans ont le sentiment d’être menacés par les chrétiens, bien qu’ils soient largement majoritaires en Indonésie. “L’Indonésie sera-t-elle bientôt gouvernée par des chrétiens?“, s’inquiétait le mensuel islamique londonien Impact International en mai 2001, en soulignant que des chrétiens accédaient de plus en plus à des postes stratégiques en Indonésie. (Toutes confessions confondues, les chrétiens représentent entre 10 et 13% de la population indonésienne selon les sources.) Le Laskar Jihad s’était formé en l’an 2000 parce que ses membres avaient le sentiment que leur action était nécessaire pour défendre les musulmans des Moluques menacés: “assister les musulmans opprimés“, telle était sa mission, déclarait-il dans un communiqué d’août 2001. Il est important de s’en souvenir en évaluant la situation et en essayant de comprendre les ressorts psychologiques qui animent les militantismes régionaux. Les militants islamistes estiment se trouver sur la défensive, et non exercer une action offensive.
Depuis 1998 et la chute du régime Suharto, les attentats sont devenus plus fréquents en Indonésie. Les connaisseurs du pays se montrent cependant prudents quant aux auteurs de ces attentats: ils ne sont de loin pas tous attribuables à des groupes islamistes, plusieurs d’entre eux ont d’autres causes. En revanche, plusieurs des attentats commis contre des églises chrétiennes ont été le fait de groupes musulmans extrémistes: on se souvient des explosions dans une dizaine de villes à Noël 2000, ce qui supposait un important effort de coordination et un véritable réseau à travers le pays, même si les personnes impliquées semblent avoir été en nombre relativement restreint.
Cependant, une opération de ce genre indiquait des développements inquiétants, car – de même que le militantisme du Laskar Jihad – elle indiquait une propension à la violence qui n’était plus liée à des conflits locaux. Souvent, les attaques contre des églises en Indonésie (ou d’ailleurs contre des mosquées, car la violence peut aussi être exercée par des chrétiens) avaient pour source des conflits qui restaient localisés. L’un des problèmes notés depuis quelques années est la tendance d’actes de violence à vouloir s’inscrire dans un cadre d’affrontement globaux: en 1995 circulaient en Indonésie des cassettes vidéo décrivant les souffrances des musulmans en Bosnie, exemple de la façon dont des conflits extérieurs à la région ont pu également contribuer à attiser des sentiments militants. De même, des islamistes indonésiens voyagent bien sûr à l’étranger et reçoivent des fonds de pays musulmans du monde arabe ou une formation dans ceux-ci – ainsi qu’au Pakistan.
Abu Bakar Ba’asyir et la Jemaah Islamiyah
Dans un très intéressant rapport publié au mois d’août 2002, l’International Crisis Group(ICG) avait présenté les réseaux indonésiens proches d’Al Qaïda. Ceux-ci semblent tous issus de l’école religieuse de Ngruki, près de Solo, dans le centre de Java. Le fondateur de cette école est Abu Bakar Ba’asyir (ou Bashir), dont la presse a beaucoup parlé ces derniers jours et qui avait été directement accusé par le dirigeant politique singapourien Lee Kuan Yew d’être l’inspirateur de la cellule démantelée en décembre 2001.
Pour résumer en quelques lignes ce rapport d’une vingtaine de pages, le réseau issu de l’école de Ngruki se situerait dans la ligne idéologique de courants plus anciens, qui avaient mené une guérilla contre les Néerlandais à la fin de la période coloniale. Certains de ces groupes, notamment à Java, avaient tenté d’établir un Etat islamique après l’indépendance, agissant dans la clandestinité jusque dans les années 1960.
D’ascendance yéménite, Ba’asyir est né à Java en 1938. Dès les années 1950, il milite dans des mouvements de jeunesse musulmans. Dans les années 1960, il est engagé dans des activités de propagation de l’islam. En 1971, il fonde avec d’autres activistes musulmans l’école qui est installée depuis 1973 à Ngruki. Arrêté en 1978 en raison de son opposition à l’idéologie du régime, il est condamné en 1982 à 9 ans de prison pour “subversion”. La peine est réduite en appel, ce qui lui permet de retrouver la liberté. En 1985, il part se réfugier en Malaisie. Les deux ans entre sa mise en liberté et son départ en exil lui permettent de développer son réseau de sympathisants, mettant à profit l’atmosphère de résurgence islamique qui gagne des universités dans le sillage de la Révolution islamique d’Iran.
Accompagné d’un groupe de personnes sur la même ligne idéologique que lui, Ba’asyir ne resta pas inactif en Malaisie à partir de 1985. Il s’efforça d’établir les bases de financement de son action future dans la région, mais aussi en envoyant des émissaires recueillir des fonds en Arabie saoudite. Il décida aussi de donner à certains de ceux qui le suivaient un entraînement militaire en les envoyant combattre en Afghanistan. En même temps, il continua de cultiver des relations avec des smypathisants restés en Indonésie. Djakarta, où allaient se réfugier ceux qui voulaient profiter de l’anonymat d’une grande ville, devint le principal centre d’activité dans le pays.
Selon le rapport de l’ICG, la Jemaah Islamiyah – c’est-à-dire le réseau issu de l’école de Ngruki – se serait radicalisée dans le milieu des années 1990, sous l’influence d’Abdul Wahid Kadungga, qui avait trouvé asile en Europe dès les années 1980 et s’y lia à plusieurs figures de groupes islamiques radicaux du monde arabe, notamment égyptiens. En août 2000 fut réuni un “Congrès des moudjahidines”, qui créa un Conseil indonésien des moudjahidines (Majelis Mujahidin Indonesia), à la tête duquel fut placé Ba’asyir.
Lorsqu’il avait été accusé par Lee Kuan Yew d’être lié à des réseaux terroristes, Ba’asyir n’avait pas hésité à porter plainte pour calomnie contre celui-ci, en mars 2002, déclarant à cette occasion “[…] la déclaration de Lee Kuan Yew est considérée comme une insulte pour la nation d’Indonésie, pour les musulmans et pour l’islam, puisque ce pays est considéré comme un lieu où des terroristes se promènent librement alors que, en vérité, les prétendus terroristes sont des combattants musulmans.” Au début de l’année, il a fait l’objet d’interrogatoires par la police indonésienne. Son groupe se trouve maintenant au centre des accusations émises de plusieurs côtés, même s’il n’y a encore aucune preuve à ce stade que ce groupe soit à l’origine des attentats de Bali.
Le terrorisme aux portes de l’Australie
Australiens, Britanniques et Indonésiens ont apparemment payé le tribut le plus lourd en nombre de victimes, le 12 octobre. “Nous savons que des terroristes internationaux opèrent dans notre propre région“, avait déclaré Alexander Downer, ministre des Affaires étrangères de l’Australie, lors de son allocution sur les menaces pour la sécurité de l’Asie au sommet de Kuala Lumpur le 7 octobre 2002. Il ne pensait probablement pas que ses propos seraient aussi prémonitoires.
Au premier abord, l’on pouvait se demander si la principale cible de l’attentat était l’Australie – notamment en raison du rôle joué au Timor oriental. Au fil des heures, cependant, cette supposition est parue de moins en moins vraisemblable (bien qu’il soit prématuré à ce stade de l’exclure complètement), et elle n’est plus au premier plan des hypothèses évoquées par les commentateurs australiens. En revanche, même si elle ne semble pas directement menacée pour le moment, l’Australie va inévitablement être amenée à renforcer ses mesures de sécurité dans le sillage de l’incident.
Dans l’immédiat, l’Australie entend notamment consacrer des efforts intensifs à faire la lumière sur les auteurs de l’attentat. Dans ce but, la Police fédérale australienne a déjà envoyé une quarantaine de ses agents à Bali. Les voyageurs australiens revenant de Bali sont systématiquement interrogés dans l’espoir que certains d’entre eux pourront fournir des indices utiles, en particulier ceux qui se trouvaient sur les lieux au moment de l’attentat. La Police demande également à tous ceux qui possèdent des photographies ou vidéos de les lui prêter afin de pouvoir en prendre copie. Ces efforts indiquent l’ampleur de l’enquête qui commence maintenant.