Depuis le 11 septembre 2001, nous avons vu se multiplier les experts qui nous proposent explications ou révélations plus ou moins sérieuses sur le phénomène: il suffit de voir les livres sur le jihadisme proliférer soudain dans les rayons des librairies. Dans ce papier d’humeur, B. Raman nous invite à la prudence. B. Raman est un spécialiste indien, ancien haut fonctionnaire du gouvernement de son pays, et une figure réputée de la communauté du renseignement. Il participe aujourd’hui aux travaux de plusieurs instituts de recherche indiens et étrangers [B. Raman est décédé le 16 juin 2013 – 18.06.2016]. Ces réflexions critiques viennent d’un homme qui a une longue expérience directe des insurrections et du contre-terrorisme: il nous a donc semblé qu’elles pourraient intéresser les lecteurs de Terrorisme.net.
Vous souvenez-vous des kremlinologues [Kremlin watchers] d’autrefois, au plus fort de la guerre froide, et de leurs best-sellers sur l’Empire du Mal? Et des histoires sur le communisme qu’ils propageaient? Et des colonnes des journaux remplies de leurs analyses? Et des prétendus documents secrets de l’Etat soviétique et du Parti communiste auquel ils parvenaient à avoir accès, pour en faire ensuite large usage dans leurs écrits et ouvrages?
Et vous souvenez-vous d’une déclaration de John Major, alors Premier Ministre, répondant à une question parlementaire au début des années 1990, peu après l’effondrement de l’URSS et la fin de la guerre froide? Il reconnut que beaucoup de best-sellers des kremlinologues avaient bénéficié du soutien du Foreign Office britannique.
Comme je l’avais souligné dans l’un de mes articles, ce que Major s’était gardé de reconnaître était le fait que bien des kremlinologues, avec leurs articles et leurs best-sellers, avaient été encouragés et soutenus non par le Foreign Office, mais par les divisions expertes en désinformation des services secrets britanniques (SIS – MI-6) et la CIA américaine. Ces kremlinologues, qui étaient l’équivalent de ce que sont aujourd’hui les analystes du terrorisme “incorporés” [embedded, allusion aux journalistes accompagnant les troupes, en Irak par exemple], buvaient tout ce que leur faisaient avaler les sections de désinformation et en faisaient le centre de leurs analyses.
Depuis le 11 septembre, nous avons assistà à une semblable émergence d’un groupe “qaïdologues” [Al-Qaeda watchers], dont les écrits et histoires d’horreur rappellent étrangement les kremlinologues d’alors. Si vous examinez attentivement leurs articles et leurs livres, vous constatez une similitude de leurs analyses, dans la ligne: “Je te fais peur; tu me fais peur; et effrayons le monde ensemble.” Plus effrayants sont les écrits, plus nombreux seront les lecteurs et plus gros seront les tirages. Ils engrangent tant qu’Al Qaïda brille. Il n’y a pas aujourd’hui de meilleure industrie que la qaïdologie.
Ils se citent les uns les autres, et il est manifeste que beaucoup d’entre eux utilisent sans le moindre problème de conscience des éléments provenant de rapports d’interrogatoires de terroristes détenus par les Etats-Unis à Guantanamo Bay, à Diego Garcia et en Afghanistan. Cela ne les dérange pas de savoir que, si les services de renseignement des Etats-Unis et du Royaume-Uni ont réussi à tromper le monde en répandant soigneusement de pseudo-informations sur les armes de destruction massives en Irak et les liens prétendus de Saddam Hussein avec Al Qaïda afin d’atteindre leurs objectifs stratégiques, ils seraient tout aussi capables de faire la même chose en diffusant des histoires terrifiantes sur le terrorisme afin de réaliser leurs objectifs stratégiques dans d’autres régions, souvent sans lien avec la “guerre contre le terrorisme”.
Quand je lis leurs analyses pleines de références à des informations provenant manifestement de rapports d’interrogatoires, je me souviens d’une expérience menée en 1992. Sur les ordres du gouvernement alors au pouvoir en Inde, des analystes de la communauté du renseignement avaient préparé une synthèse détaillée des informations obtenues sur l’appui du Pakistan aux actions terroristes visant l’Inde.
Lorsque nous avions présenté notre dossier à de hauts responsables aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, ils l’avaient rejeté sans même l’examiner, en argumentant que bien des informations contenues dans nos analyses s’appuyaient sur des interrogatoires de terroristes détenus par la police indienne. Ils nous expliquèrent: “Des rapports d’interrogatoire ne sont pas des preuves. Les terroristes pourraient avoir été torturés par la police.” Lorsque nous avions alors soumis des informations recueillies à partir d’interceptions électroniques (qui confirmaient les données provenant des interrogatoires), ils nous demandèrent: “Comment pouvons-nous savoir que ces interceptions sont authentiques?”
Prenez donc maintenant les écrits et best-sellers sur Al Qaïda provenant de tous ces spécialistes d’Al Qaïda et supprimez toutes les informations qui semblent fondées sur des rapports d’interrogatoire partagés par les Etats-Unis avec les auteurs ou publiés dans des médias occidentaux. Que reste-t-il que l’on pourrait qualifier de preuves empiriques ou d’observations pénétrantes résultant d’enquêtes indépendantes et des expériences personnelles de ces experts? Presque rien.
Leurs écrits ne sont pas importants à cause des questions qu’ils posent, mais à cause de celles qu’ils ne posent pas.
* Comment se fait-il que beaucoup des documents et enregistrements d’Al Qaïda aient été découverts dans différents endroits de l’Afghanistan au plus fort des raids aériens américains de 2001-2002 par des journalistes occidentaux apparemment intrépides et non par les forces de sécurité? Lorsque celles-ci atteignirent les lieux après les bombardements, elles ne découvrirent aucun des documents, mais lorsque les journalistes s’y rendirent, ils eurent la bonne fortune de trouver des mines de documents, d’enregistrements vidéo, etc. S’agissait-il réellement de documents d’Al Qaïda, ou avaient-ils été placés là par la section de désinformation de la CIA pour être découverts par des journalistes complaisants, dans l’espoir que cela leur donnerait une plus grande crédibilité en étant diffusés par des journalistes plutôt que par des services de renseignement?
* Le monde sait à quels types de torture brutale les Américains ont eu recours sur les terroristes présumés qu’ils détiennent. Même le Comité international de la Croix-Rouge aurait récemment fait allusion à l’usage de la torture à Guantanamo. Nous avons pu voir de nos yeux, sur les écrans de télévision, le genre de méthodes brutales utilisées en Irak. Comment accepter de façon acritique les informations obtenues par les Américains à l’aide de telles méthodes?
* En ce qui concerne toutes les captures de terroristes après le 11 septembre – qu’il s’agisse de hauts responsables d’Al Qaïda au Pakistan ou de Hambali, membre de la Jemaah islamiya, en Thaïlande, ou encore d’autres dans le reste du monde – les Américains ou les services de renseignement occidentaux se sont toujours arrogé le droit du premier interrogatoire, alors que ces personnes étaient également recherchées par les autorités d’autres pays. Comment pouvons-nous accepter cela sans questions et vérifications indépendantes.
* Ne serait-ce pas le devoir de tous ces experts sur Al Qaïda de mettre en garde leurs lecteurs sur la nécessité d’utiliser ces informations avec prudence, en raison de leur origine?
Regardons comment beaucoup de ces experts ont modifié leur attitude depuis le 11 septembre. Al Qaïda a tout d’abord été présenté comme une organisation monolithique, avec des effectifs de 42.000 hommes, répartis à travers de nombreux pays du monde. Ensuite, ils ont commencé à diminuer progressivement les chiffres, jusqu’à tomber à 500. Et maintenant, on nous dit qu’Al Qaïda a franchisé ou délégué ses opérations à des organisations indigènes dans de nombreux pays, se bornant à leur fournir un soutien idéologique. Après nous avoir dit qu’Al Qaïda était le nom de l’organisation, on nous explique que c’est en fait plutôt celui de l’idéologie pan-islamique propagée par Ben Laden et acceptée par les organisations indigènes.
Quand les actes de terrorisme jihadiste se sont poursuivis, malgré les affirmations américaines selon lesquelles beaucoup de responsables opérationnels d’Al Qaïda avaient été neutralisés, les spécialistes d’Al Qaïda nous ont déclaré qu’une nouvelle génération de chefs terroristes, plus dangereuse que la précédente, était apparue. Des scénarios cauchemardesques de terrorisme maritime par Al Qaïda ont été propagés dans le monde. De telles projections, consciemment ou non, ont servi l’objectif stratégique américain de faire plier les pays réticents afin qu’ils acceptent des initiatives intrusives sur la sécurité en matière de prolifération ou de conteneurs.
Lorsque certains ont fait remarquer qu’il n’y avait eu, jusqu’à présent, que deux cas de terrorisme maritime attribuables à Al Qaïda – l’attaque contre le USS Cole en l’an 2000 et celle contre le pétrolier français Limburg en 2002, l’une et l’autre au large d’Aden – les experts ont répondu que, même si Al Qaïda ne s’était pas lancé dans des actes stratégiques de terrorisme maritime pour perturber le commerce mondial et les approvisionnements pétroliers jusqu’à maintenant, cela ne signifiait pas que le groupe ne le ferait pas dans le futur. Faut-il pour émettre une telle affirmation de grandes capacités intellectuelles et analytiques? Même un écolier aurait pu le dire! On nous dit maintenant qu’Al Qaïda planifie ses actions des mois et même des années à l’avance et se prépare probablement à frapper en haute mer un grand coup du style de celui du 11 septembre.
En 2002, je me souviens d’avoir écouté avec étonnement et incrédulité un célèbre expert américain, lors d’un séminaire international, qui présentait Ben Laden en des termes qui auraient fait rougir celui-ci. Ben Laden et les autres membres d’Al Qaïda en apprennent probablement beaucoup sur eux-mêmes en lisant tout ce que les experts ont écrit à leur sujet! On nous expliqua qu’Al Qaïda était dirigé par Oussama ben Laden avec les mêmes principes que la gestion d’une grande entreprise et qu’il agissait lui-même comme le dirigeant moderne d’une compagnie privée. Vraiment?
Dans une série d’articles que j’avais rédigés en mars-avril 2002 (disponibles en anglais sur le site www.saag.org [nouveau site: www.southasiaanalysis.org – 18.06.2016]), j’avais exprimé des doutes sur l’utilisation du nom même d’Al Qaïda par Ben Laden pour désigner son organisation. Le seul nom qu’il avait utilisé une fois, en février 1998, était celui de Front islamique international. Par la suite, il n’utilisa plus ce nom. Il présente ses fidèles dans différents pays simplement comme les moudjahidines. Récemment, cependant, des terroristes agissant en Arabie saoudite et en Irak ont commencé à s’identifier comme membres d’Al Qaïda.
J’ai demandé une fois à un Pakistanais bien informé si ben Laden appelait son organisation Al Qaïda. Il me répondit: “Non. Les Américains d’abord l’ont appelée Al Qaïda. Cela sonnait de façon séduisante [it sounded sexy] et a eu un impact sur les esprits dans les masses musulmanes. Ils ont donc commencé à s’appeler également Al Qaïda.”
A ma connaissance (mais toute rectification sera la bienvenue si j’ai tort), la plupart des organisations terroristes jihadistes, actives depuis plusieurs années, étaient nées avant la notoriété de Ben Laden. Elles ne lui devaient pas leur existence ou leurs troupes et leurs capacités [de nuisance] dans leurs zones respectives. sa contribution a été de les rassembler au sein du Front islamique international et de leur faire accepter son idéologie panislamique ainsi que de concentrer leur campagne contre les juifs et les Américains, quels que soient par ailleurs leurs objectifs nationaux.
Quel que soit le nom qu’on lui donne, Al Qaïda existe certes. Ben Laden, ses disciples et les organisations terroristes jihadistes qui le soutiennent continuent de représenter une sérieuse menace pour la paix et la sécurité ainsi que pour les vies de millions de civils innocents à travers le monde. Ils sont impitoyables et prêts à utiliser tous les moyens pour tuer et perturber le déroulement normal de nos vies.
Tout en restant sur nos gardes face à eux et en nous efforçant de contrer leurs activités, nous devrions éviter de les surprojeter, ce qui ne revient qu’à faire leur jeu. Nous devrions garder nos capacités de jugement indépendant, sans le laisser fausser par les analyses et projections d’experts qui jouent le jeu américain.
Méfions-nous d’Al Qaïda, mais méfions-nous également des qaïdologues!
B. Raman
© South Asia Analysis Group 2005. Tous droits réservés.
Traduction par les soins de Terrorisme.net.