C’est dans les nouveaux locaux de S.O.S. Attentats, dans le cadre prestigieux de l’Hôtel National des Invalides, que Madame Françoise Rudetzki nous a reçus. Le plaisir de la Déléguée générale de l’association à y accueillir ses visiteurs est bien compréhensible, puisque ces locaux enfin adéquats viennent après de longues années pendant lesquelles tout le travail était mené dans un espace de quelques mètres carrés!
Françoise Rudetzki connaît à fond la question du terrorisme – non seulement parce que celui-ci l’a touchée dans sa chair, mais aussi parce que, à travers la défense des victimes, elle s’y consacre, sans compter ses efforts, depuis bientôt vingt ans. Sans haine, comme on le verra dans certains de ses commentaires, mais avec ténacité et avec la volonté ferme que justice soit rendue – par respect pour les victimes. En discutant avec Françoise Rudetzki de sujets aussi graves et souvent dramatiques, l’interlocuteur ne peut manquer d’être frappé par son sens de l’écoute, sa patience et sa sérénité.
Dans le long entretien qu’elle a bien voulu nous accorder, elle brosse un tableau de l’action de S.O.S. Attentats, de ses résultats et des combats qui restent encore à mener.
Site web de S.O.S. Attentats: http://www.sos-attentats.org/
[N.B.: cette association s’est dissoute en 2008, après 23 ans d’existence; pour des explications à ce sujet, voir son site – 17.06.2016]
Quelles sont les origines et la fonction de S.O.S. Attentats?
Françoise Rudetzki – J’ai créé l’association après avoir été moi-même victime d’un acte de terrorisme dans lequel j’ai été grièvement blessée, le 23 décembre 1983, à Paris, au restaurant “Le Grand Véfour”.
Juriste de formation, je me suis rapidement aperçue que le mot “terrorisme” n’existait pas dans notre droit français et confrontée à des difficultés, je me suis penchée sur le destin d’autres victimes d’attentats commis dans la fin des années 1970 et au début des années 1980. Grâce aux médias, j’ai retrouvé la trace des victimes de ces attentats qui avaient commencé le 15 septembre 1974 avec une action attribuée à Carlos devant le drugstore du boulevard Saint-Germain à Paris.
J’ai été très surprise de découvrir que les victimes qui avaient fait la une de l’actualité étaient très vite retombées dans l’oubli et ne pouvaient même pas faire face à leurs soins médicaux. En lançant des appels à travers les médias, nous avons créé l’association S.O.S. Attentats qui est composée de victimes directes du terrorisme, y compris les otages, et des parents proches de ceux qui ont été tués dans les attentats.
La première urgence a été de faire créer un système d’indemnisation pour que les victimes puissent être soignées, médicalement prises en charge et indemnisées de leurs séquelles à la fois physiques, psychologiques et professionnelles. A la faveur à la fois d’une vague d’attentats qui a ensanglanté Paris à la fin de 1985 et de 1986 et d’une campagne électorale qui devait aboutir, le 20 mars 1986, à la première cohabitation et à l’accession au poste de Premier ministre de M. Jacques Chirac, nous avons plaidé auprès des pouvoirs publics afin que soit adoptée une loi permettant une juste indemnisation des victimes. Nous souhaitions une loi, car il fallait que les victimes acquièrent des droits de façon permanente, c’est-à-dire qu’ils ne puissent pas être remis en cause, et que le mot “terrorisme” figure dans notre Code pénal.
Au printemps 1986, la loi fut mise en chantier avec notre participation et a abouti à ce que nous appelons aujourd’hui la loi du 9 septembre 1986: ce texte permet l’indemnisation intégrale de tous les préjudices subis par les victimes du terrorisme, par l’intermédiaire d’un Fonds de Garantie ad hoc qui a été créé par cette même loi.
Ce fonds de solidarité est alimenté par une contribution de solidarité nationale alors fixée à 5 francs par contrat d’assurance de biens. Aujourd’hui cette contribution est de 3 euros et comme elle est prélevée sur environ 66 millions de contrats en France, le Fonds dispose donc de capitaux importants pour faire face à toute éventualité. A ce jour, le Fonds de Garantie a permis l’indemnisation de 2900 victimes du terrorisme. Il prend en charge les victimes d’actes commis sur le territoire français, quelle que soit leur nationalité ou la régularité de leur séjour ainsi que les Français victimes à l’étranger comme ce fut le cas, par exemple, pour les attentats contre le World Trade Center, de Bali, de Karachi, de Djerba, de Casablanca ou en Israël.
J’ajoute qu’en 1990 la compétence de ce Fonds a été élargie à d’autres victimes d’infractions pénales pour ce qui concerne le versement de leurs indemnisations. (dans ces cas, le Fonds est organisme payeur, et non décideur comme en cas de terrorisme).
A vos débuts, des exemples d’associations similaires à l’étranger vous ont-ils inspirée ou le cas français était-il unique et a-t-il fait école?
Françoise Rudetzki – A l’époque où l’association S.O.S. Attentats a été créée, il n’existait pas, à notre connaissance, d’autres exemples à l’étranger. Par la suite, nous avons appris qu’une association de victimes du terrorisme avait été fondée en Espagne, avec des objectifs relativement similaires mais se concentrant uniquement sur les problèmes du terrorisme en Espagne lié à l’ETA. La différence avec S.O.S. Attentats est que nous nous occupons de toutes les victimes du terrorisme, quelles qu’elles soient.
Il existe aussi des associations de victimes du terrorisme en Irlande, au Royaume-Uni, suite à l’attentat de Lockerbie, aux Etats-Unis après les attaques du 11 septembre 2001. Cependant et contrairement à la mission de S.O.S. Attentats, l’objectif de ces associations demeure lié à un seul attentat. C’est pourquoi, forte de son expérience, S.O.S. Attentats souhaiterait pouvoir, à terme, créer une Fédération mondiale de toutes ces associations. Le fait que nous venions d’acquérir le statut d’ONG auprès de l’ONU, avec un statut consultatif auprès de l’ECOSOC, nous permettra de relayer les demandes des victimes et de participer activement aux débats relatifs à la lutte contre le terrorisme. Pour ce, nous avons besoin de moyens financiers plus importants que ceux qui sont les nôtres aujourd’hui. Notre but est de porter et de faire entendre la voix des victimes dans les instances internationales et de plaider afin, notamment, que soit privilégiée la voie judiciaire dans le domaine du terrorisme. Nous souhaitons une réponse harmonisée, qui ne fasse aucune différence entre les auteurs, complices et commanditaires quelles que soient leurs fonctions, qui respecte les droits élémentaires attachés à tout être humain et qui traite les victimes en pleine équité.
Vous avez abouti en France à plusieurs résultats sur le plan légal. Pouvez-vous préciser plus largement quels ont été les résultats du travail de votre association?
Françoise Rudetzki – Après la loi du 9 septembre 1986, nous avons souhaité obtenir que le terrorisme soit reconnu comme une nouvelle forme de guerre. En 1986, nous avions demandé à l’INSERM, l’Institut National de la Recherche Médicale, de mener une étude sur l’état de santé des victimes d’attentat. Cette étude avait mis en évidence que ces dernières présentaient des névroses de guerre touchant une population de civils en temps de paix.
Forts des résultats de cette étude qui a abouti à une meilleure indemnisation des victimes pour leurs séquelles psychologiques, nous avons demandé que les personnes concernées obtiennent le statut de victime civile de guerre. Il a fallu 4 ans pour obtenir ce statut – une vraie reconnaissance de la part de la Nation – qui fait des victimes d’attentats non pas des cibles individuelles, mais des représentants de la Nation tout entière. Outre cette reconnaissance, ce statut accorde aux victimes du terrorisme des droits sociaux importants, tels le statut de pupille de la Nation pour les enfants orphelins ou blessés, l’accès aux hôpitaux militaires et un certain nombre d’autres avantages.
Parallèlement, nous avons uni nos efforts pour ériger un mémorial dédié à toutes les victimes du terrorisme. Les familles avaient besoin de ce lieu de mémoire pour que nul n’oublie. Le 3 décembre 1998, le Président de la République, M. Jacques Chirac, a inauguré le premier mémorial dédié à toutes les victimes du terrorisme.
Financé par S.O.S. Attentats avec l’aide d’une association de victimes d’anciens combattants de la Première Guerre mondiale, ce mémorial est intitulé “Parole Portée”. C’est le résultat d’une rencontre avec l’artiste Nicolas Alquin qui a sculpté dans le bronze une statue représentant une femme dont la tête décapitée repose dans ses mains mais dont les paroles continuent à sortir de la bouche ; cela symbolise les paroles de la victime portées au-delà de la mort. C’est notre message d’espoir, notre souci de justice et de vérité. Cette sentinelle rappelle à tous que les auteurs d’acte de terrorisme doivent être poursuivis et condamnés selon nos règles démocratiques. A travers la justice, notre but est de lutter contre le terrorisme. Cette sculpture est également une fontaine, car l’eau est le symbole de la vie dans toutes les civilisations. Une cérémonie commémorative est organisée autour de cette œuvre à la mémoire des victimes du terrorisme, chaque année, le 19 septembre, date anniversaire de l’attentat le plus meurtrier qui ait touché la France : il s’agit de l’explosion du DC10 de la compagnie UTA en 1989. Cet attentat a coûté la vie à 170 personnes de 17 nationalités.
Cependant, le combat le plus difficile est celui que nous avons menons pour la justice. Par une loi du 6 juillet 1990, nous avons obtenu de pouvoir nous porter partie civile dans toutes les procédures judiciaires liées au terrorisme, et ce dans le cas d’attentats commis en France ou contre des Français à l’étranger. L’association S.O.S. Attentats est ainsi partie civile dans une centaine de procédures pénales, depuis l’attentat de 1974 attribué à Carlos, jusqu’à l’attentat commis à Casablanca en 2003. Nous souhaitons que tous les auteurs puissent être jugés et condamnés : pas seulement les seconds couteaux, mais aussi les financiers et les donneurs d’ordre. Car il ne peut y avoir de réponse au terrorisme en dehors d’une véritable justice démocratique. Ce combat est le plus difficile à mener. Dans beaucoup de cas, les procédures judiciaires tournent court, parce que certains auteurs, à la faveur de lois d’amnistie, de grâces présidentielles, ou de non-extradition, comme dans le cas de Rachid Ramda, détenu en Grande-Bretagne depuis 1995, échappent à la justice.
Dans ce cadre, S.O.S. Attentats est partie civile dans la procédure impliquant les 6 Français détenus à Guantanamo et mis en examen, en France, pour association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste. Ce dossier est instruit par le juge Bruguière. Nous avons choisi d’être présents dans cette procédure non seulement parce que nous souhaitons que ces Français répondent de leurs actes en France, mais aussi pour qu’ils sortent enfin de cette zone de non-droit inacceptable. Détenus dans des conditions ne respectant ni les droits de la défense, ni les droits de l’homme, ils ne bénéficient pas de l’assistance d’un avocat, ils ne connaissent pas les faits qui leur sont reprochés et leurs conditions de détention sont contraires à toute règle élémentaire.
Ces procédures judiciaires sont notre façon de lutter contre le terrorisme et c’est sans doute la seule façon par laquelle une démocratie peut combattre le terrorisme. C’est aussi une manière, pour les personnes touchées, de se reconstruire et de sortir de leur statut de victime. L’indemnisation de leur préjudice ne suffit pas. La réparation passe aussi par la justice, par la nécessité d’exprimer leur souffrance au sein d’une enceinte judiciaire, par la possibilité de demander à l’auteur d’un acte de terrorisme ses motivations. De ce dialogue qui s’instaure, ressort la possibilité de tourner la page. Le procès présente une valeur de justice et une valeur thérapeutique. Notre association accompagne et finance pour les victimes toute la procédure judiciaire, depuis la phase d’instruction devant les juges antiterroristes, jusqu’au procès.
Prenons l’exemple d’une affaire qui n’a pas encore abouti, celle du DC10 d’UTA. A quel moment S.O.S. Attentats commença-t-elle en tant qu’association à être active?
[N.B.: Depuis cet entretien, des négociations ont été entamées et sont toujours en cours avec la Fondation Kadhafi, en vue d’obtenir une indemnisation des familles des victimes à la hauteur des préjudices subis.]
Françoise Rudetzki – Deux jours avant l’attentat du DC10, notre association avait organisé une cérémonie à la mémoire des victimes de l’attentat de la rue de Rennes du 17 septembre 1986. Trois ans plus tard, rue de Rennes, à Paris, une plaque était inaugurée à la mémoire des victimes. Le Président de la République, M. François Mitterrand, et le Premier Ministre, M. Jacques Chirac, étaient présents à cette cérémonie qui avait été très médiatisée.
Aussi, dès le 20 septembre 1989, les familles des victimes de l’attentat contre le DC10 nous ont contactés. Nous les avons accompagnées dans leur travail de deuil, dans leurs démarches visant à obtenir une indemnisation, nous les avons aidées à constituer leurs dossiers auprès du Fond de Garantie des victimes d’actes de terrorisme. Nous nous sommes également occupés de l’identification des corps et de la récupération des effets personnels. Un mémorial existe au cimetière du Père Lachaise avec les 170 noms des victimes inscrits sur une stèle.
Nous avons incité les familles à se constituer partie civile auprès du juge Bruguière. L’association étant elle-même partie civile, nous avons suivi cette procédure pendant 14 ans. Chaque année nous avons provoqué des réunions avec le juge d’instruction qui faisait le point sur l’avancement de cette procédure judiciaire. Nous avons organisé une visite dans un hangar à l’aéroport du Bourget où était entreposée la reconstitution de la carlingue du DC10 et où les familles ont pu voir l’endroit où étaient morts leurs parents. Les enquêteurs de la police judiciaire étaient présents pour répondre aux questions des familles. Cette rencontre a participé au travail de deuil. Nous organisons, chaque 19 septembre, une cérémonie à la mémoire de ces victimes au cimetière du Père Lachaise et autour du mémorial, aux Invalides.
Chaque année, des réunions d’information furent organisées avec les avocats qui suivaient ce dossier, et ce, jusqu’au procès qui s’est déroulé en 1999, devant la Cour d’assises de Paris. Malheureusement ce procès a eu lieu par contumace, c’est-à-dire en l’absence des personnes poursuivies, six hauts fonctionnaires libyens des services secrets et diplomatiques. La Cour d’assises de Paris a statué et, à l’occasion de ce procès, nous avons innové et modifié les pratiques judiciaires. En effet, un procès par contumace se déroule en général en deux heures et dans ce cas, le procès s’est déroulé sur trois jours pendant lesquels, exceptionnellement, les avocats ont pu plaider et évoquer la mémoire des 170 personnes décédées. Nous avions recueilli des témoignages, des portraits de ceux qui avaient été tués dans cet attentat et dont la mémoire a été évoquée tout au long de ces trois jours. Ce procès a abouti à la condamnation à la réclusion criminelle à perpétuité des 6 hauts fonctionnaires libyens.
A la suite de cette décision, nous espérions que les autorités françaises feraient pression sur le Colonel Kadhafi afin qu’il applique ce jugement puisque, quelques années auparavant, il avait écrit une lettre à M. Jacques Chirac dans laquelle il s’engageait à ce que la Libye respecte la décision judiciaire française à venir. Forts de cette lettre d’engagement, nous avions espéré que le gouvernement français exigerait l’extradition des 6 hauts fonctionnaires afin qu’ils soient rejugés de façon contradictoire en France, ou, à tout le moins, qu’ils purgent leur peine de prison en Libye, en France ou dans un pays neutre. Soulignons que dans l’affaire de Lockerbie, le droit international a innové en la matière puisque le procès s’est tenu aux Pays-Bas, sous loi écossaise, dans une zone neutre, le Camp Zeist, où des magistrats écossais ont appliqué la loi écossaise à deux auteurs présumés de l’attentat dont les Etats-Unis et l’Angleterre avaient obtenu l’extradition afin que le procès se déroule de façon contradictoire.
Cet exemple démontre que lorsqu’il y a une vraie volonté politique, le droit international peut innover et des solutions peuvent être trouvées dans le cas de crimes internationaux de terrorisme. Malheureusement, dans le dossier du DC10, le gouvernement ne nous a pas aidés à trouver de telles solutions.
Comme la condamnation des 6 fonctionnaires libyens restait lettre morte, j’ai eu l’idée avec Me Francis Spizner, l’avocat de l’association, et la parente d’une victime, de déposer une plainte contre le Colonel Kadhafi lui-même : connaissant les structures de l’Etat libyen, on ne peut pas imaginer que ces fonctionnaires pouvaient avoir agi sans en référer au Guide de la Révolution. Nous avons déposé cette plainte en 1999 contre ce chef d’Etat considéré comme le donneur d’ordre de cet attentat. Le Parquet de Paris a très vite réagi en demandant au juge d’instruction, M. Jean-Louis Bruguière, de ne pas instruire notre plainte en invoquant une coutume internationale qui permettrait aux chefs d’Etat étrangers de bénéficier d’une totale immunité. Ainsi, un Etat de droit faisait appel au droit coutumier pour empêcher que justice soit rendue en faveur des victimes. Dans un premier temps, la Chambre d’accusation de la Cour d’appel de Paris nous a donné raison, déclarant que, face à un crime particulièrement grave, un chef d’Etat étranger ne pouvait pas bénéficier de l’immunité de juridiction et qu’il était donc légitime qu’un juge d’instruction puisse instruire notre plainte sans préjuger évidemment de la culpabilité de l’accusé. Le Parquet, face à cette décision, a formé un pourvoi en cassation. En mars 2001, la Cour de cassation a rendu, d’une façon que je qualifierai de précipitée, son arrêt en jugeant que, quelle que soit la gravité du crime commis, un chef d’Etat en exercice étranger bénéficie d’une immunité de juridiction absolue et que, de ce fait, le juge Bruguière n’était pas habilité à instruire notre plainte.
A mon sens, la décision de la Cour de cassation aurait été différente si elle était intervenue quelque mois plus tard, après le 11 septembre 2001. Aujourd’hui, on n’imagine pas que, face à des crimes aussi graves que le terrorisme, on puisse accepter que des chefs d’Etat en exercice bénéficient d’une immunité générale et absolue pour avoir donné l’ordre de tuer 170 personnes.
Cette décision aurait dû mettre un point final à notre combat contre le Colonel Kadhafi. Mais nous n’avons pas baissé les bras. Nous avons immédiatement saisi la Cour européenne des Droits de l’Homme pour déni de justice et attendons sa décision.
Parallèlement, nous avons transmis les 35.000 pages du dossier d’instruction du DC10 à un avocat américain. Celui-ci a ainsi pu, au nom des 7 familles des victimes américaines tuées dans cet attentat, déposé une plainte au Etats-Unis contre l’Etat libyen et contre le colonel Kadhafi. Aux Etats-Unis, il est en effet possible de porter plainte contre un Etat et les chefs d’Etat ne bénéficient d’aucune immunité de juridiction. Actuellement, nous attendons que le Tribunal fédéral de Washington se prononce sur le fond de ce dossier. Une audience préliminaire, à laquelle j’ai assisté, s’est tenue le 9 septembre dernier.
Ne pourrions-nous pas déjà appliquer au terrorisme des concepts tel le crime de guerre, qui permettrait de ne pas avoir de prescription et de s’en prendre à des chefs d’Etat?
Françoise Rudetzki – A la suite de l’affaire du DC10 et avant le 11 septembre, nous avons eu l’idée d’organiser, le 5 février 2002, un colloque international sur le thème “Terrorisme et responsabilité pénale internationale”. Nous avons simultanément publié le Livre noir qui rassemble des contributions préparatoires au colloque (cet ouvrage peut être commandé au siège de S.O.S. Attentats). Le but de ce colloque était de débattre des possibilités de poursuivre tous les auteurs d’actes de terrorisme et de réfléchir sur les instruments internationaux permettant de lutter contre le terrorisme tout en respectant les règles de droit.
Au cours de cette rencontre, nous nous sommes notamment interrogés pour savoir si la Cour pénale internationale pourrait être compétente pour connaître des crimes de terrorisme. A l’époque où le Statut de la Cour pénale internationale a été élaboré, en 1998, les crimes de terrorisme ont été volontairement exclus au prétexte que le terrorisme n’est pas défini. Encore une fois, je suis convaincue que si le Statut de la CPI avait été élaboré après le 11 septembre 2001, on aurait sans doute pu inclure le terrorisme dans la compétence de la juridiction pénale internationale.
Depuis le 1er juillet 2002, date d’entrée en vigueur du Statut, deux possibilités s’offrent à nous : soit nous attendons la Conférence de révision (prévue en 2009) en espérant qu’alors le crime de terrorisme entrera dans la compétence de la CPI en sa qualité de crime international particulièrement grave ; soit on considère que le terrorisme peut être assimilé à un crime contre l’humanité et alors la Cour devient de facto compétente pour juger des auteurs d’actes terroristes.
Notre colloque de février 2002 était présidé par M. Philippe Kirsch, aujourd’hui président de la Cour pénale internationale. M. Claude Jorda, juge à la CPI et alors Président du TPIY était notre invité d’honneur l’après-midi. Nous espérons, progressivement, sensibiliser tous les décideurs à l’urgence du problème et à la nécessité de trouver des instruments appropriés à la justice internationale.
Ce combat que nous menons va se concrétiser à nouveau par la publication d’un ouvrage, avec l’aide de la Commission européenne, rassemblant 40 contributions émanant d’experts internationaux sur le thème “Terrorisme, victimes et responsabilité pénale internationale“.
Je pense qu’aujourd’hui, plus personne ne peut affirmer que le terrorisme est un crime relatif et le fait de seuls mouvements de résistance. Il ne fait plus aucun doute que le terrorisme est alimenté par des Etats ou par des entités non étatiques contre les démocraties. Ce terrorisme-là ne saurait s’assimiler à la Résistance, mais relève d’un militantisme antidémocratique. Si les démocraties ne se donnent pas les moyens de lutter avec les armes du droit contre cette violence, elles risquent de disparaître.
Une des grandes leçons de votre combat de près de vingt ans, c’est que tous les efforts de la justice ne peuvent pas grand chose sans une forte volonté politique, d’autant plus qu’il s’agit souvent de phénomènes transnationaux qui impliquent parfois d’autres Etats. Avez-vous l’impression, après le 11 septembre, que vos interlocuteurs manifestent plus de compréhension ou faites-vous toujours face à des intérêts diplomatiques qui paralysent encore certains gouvernements?
Françoise Rudetzki – Je crois malheureusement que la raison d’Etat et les raisons économiques font que, même après le 11 septembre, les Etats n’ont pas encore pris conscience des véritables enjeux. La logique économique domine ce monde: que ce soit par rapport à l’Iran, à la Libye ou à l’Arabie Saoudite, les démocraties ne sont pas prêtes à lutter réellement contre le terrorisme lorsque des intérêts économiques importants pèsent dans la balance. C’est pourquoi nous souhaitons que la Cour pénale internationale se reconnaisse compétente pour nous aider dans notre combat : seule une instance suprême, impartiale et indépendante, totalement détachée des contingences politiques et économiques, peut contribuer à endiguer le terrorisme. Les responsables politiques, malgré leur volonté affichée de lutter contre le terrorisme, ne se dotent pas des moyens adéquats, surtout lorsqu’ils sont face à certains Etats dotés d’un pouvoir économique important, pétrolier ou militaire. Ce n’est que lorsqu’il sera enfin possible que des chefs d’Etat ou autres dirigeants soient jugés par une juridiction internationale indépendante, nonobstant leurs fonctions – tout comme pour les crimes de génocide, les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, qu’alors la communauté internationale pourra enfin espérer lutter efficacement contre le terrorisme.
Ce qui est surprenant est qu’une association composée pendant des années de bénévoles ait pu réaliser autant de choses.
Françoise Rudetzki – Avec beaucoup d’énergie déployée et avec la participation des victimes, nous avons acquis une légitimité, car le fait d’être une association de victimes, extérieure à des courants politiques ou religieux, a garanti notre indépendance. Nous avons démontré que lorsque des victimes prenaient leur destin en main et à force de ténacité, il était possible de faire évoluer le droit, les pratiques judiciaires ou médicales. La société civile représente une dimension qui aujourd’hui n’est plus ignorée par le monde politique. Nos réalisations sont dues à la mobilisation et à la solidarité des victimes qui ont fait évoluer le droit et la justice internationale.
Vous avez également mentionné le rôle considérable des médias qui a aidé votre association en lui conférant un écho, notamment pendant ces années de traversée du désert.
Françoise Rudetzki – En effet, les médias nous ont aidés à sortir de l’oubli et sans eux notre combat eût été impossible. Mais cet instrument est à manier avec beaucoup de prudence afin que le message ne soit pas dévoyé et les victimes respectées, c’est-à-dire que leur image soit préservée et non pas, comme à une époque, présentée dans une flaque de sang de manière passive. Notre travail a été de montrer que les victimes, sans désir de haine ou de vengeance, souhaitaient mener un combat pour la dignité afin qu’elles ne soient plus des objets mais des sujets de droit. Il est toujours difficile de trouver une juste place pour les victimes, que ce soit par rapport aux politiques publiques ou aux impératifs des médias.
Grâce à votre association, nous pouvons en effet dire que c’est la dimension humaine derrière le phénomène du terrorisme qui apparaît aussi…
L’entretien avec Madame Rudetzki s’est déroulé à Paris le 26 juin 2003. Les questions de Terrorisme.net ont été posées par Jean-François Mayer. La transcription de l’entretien a été effectuée par Olivier Moos. Le texte a été revu par Madame Rudetzki au début du mois d’octobre 2003.